Rapport sur les circonstances du naufrage du "Pourquoi-pas?"
Reykjavick, le 21 septembre 1936
Maître timononier GONIDEC à Monsieur le Capitaine de Frégate MARZIN, commandant l'Audacieux,
J'ai l'honneur de vous adresser ci-après le rapport que vous m'avez demandé sur les circonstances du naufrage du POURQUOI-PAS.
Eugène Gonidec
Le 15 Septembre: 2 météos nous parviennent: Angleterre et Islande. 13 heures appareillage de REYKJAVICK, mer très belle, vent nul. Entre 14 et 16 heures le loch accuse 15 milles 5.

Quart de 16 à 18 heures. Faisons route pour doubler SKAGI, la pluie commence à tomber, temps très bouché, vent S.E force 3. Aperçu plusieurs chalutiers et bateau à moteur. Vers 17h15 doublons la bouée située à l'W de SKAGI et changeons de route. Nouvelle route S.S.E. Vent augmente progressivement, nous nous approchons de terre. Vers 17h45 le baromètre descend à pic et ne voulant pas franchir RECKJANES, les Commandants se concertent et décident de rallier un mouillage dans le S.E. de SKAGI. A 18 heures en quittant le quart, faisons demi-tour; suis remplacé par le Maître Principal pilote FLOURY.

Le 16 Septembre: Quart de 0 à 4 heures. Apprends que de 23 à 24 heures le loch accuse o milles 5. Position de 0 heure, 13 milles à 14 milles dans l'W de GROTTA ordre venir à droite de la route. Mer 8, vent S.E. force 12. Me tiens au porte voix. Se trouve sur la passerelle: Le Commandant CHARCOT, le Commandant LE CONNIAT, le Maître Principal FLOURY et 1 homme. Le vent souffle avec une violence inouie. Le bateau gouverne très mal. Le cap au compas varie du 130 au 160. La machine tourne environ 100 tours. Vers 1h.30 apercevons les feux de 2 bateaux à vapeur par babord avant (routes coupantes). Vers 2 heures, obligés de passer sur l'arrière du 2éme chalutier qui devait se déranger lui-même. Amené la brigandine pour abattre et appuyer la manoeuvre par sifflet. Le POURQUOI-PAS gouvernant très mal, la barre bloque durant 1 ou 2 minutes fait le signal par sifflet. Evitons le bâtiment et continuons notre route comme auparavant.

Rehissé la brigandine; Le vent le diminue pas. Le bateau roule et tangue. Entre 2h.30 et 3 heures, apercevons par intermittence un feu que personne ne peut identifier. Supposons cependant que c'est AKRANES. Aussitôt le Commandant LE CONNIAT donne l'ordre de sonder (sondes successives 30.35.45). En même temps essayons de changer la cape vent devant. Cette manoeuvre est impossible, le bâtiment ne franchissant pas le lit du vent. Changeons la cape lof pour lof.

Jusqu'à 4 heures le vent ne faiblit pas du tout mais le baromètre commence à monter à pic. La brigandine est mise en loques et la corne qui va au roulis abattue. A 4 heures, remplacé par le Maître Principal FLOURY, je descends me changer et me reposer. Durant mon absence, vers 4h.30 le mat de flèche d'artimon se casse entrainant l'antenne T.S.F. toute communication extérieure interrompue l'état de la mer ne permettant pas de réparer l'antenne.

A 5 heures exactement, le petit jour étant venu, je me lève et remonte sur la passerelle. Le Commandant LE CONNIAT me prie alors de descendre dans l'abri de navigation pour y prendre la carte de la côte NW de l'Islande. Fouillant la chemise 74, j'entends un cri provenant de la passerelle. Je sors et me rends compte que nous sommes au milieu de rochers à fleur d'eau que le temps très bouché nous avait caché jusqu'à lors. Le Commandant donne l'ordre d'augmenter. Je cours au panneau de la machine. Le quartier maître mécanicien PIRIOU me répond que nous tournons à toute vapeur. Le Commandant essaye de manoeuvrer pour quitter ces écueils.

A 5h.15 le POURQUOI-PAS talonne à deux reprises. La vapeur fuse de la chaudière, la machine est devenue inutilisable. Une vague énorme balaye le pont, changeant de place le grand canot et le crevant. La petite vedette à moteur est envoyée à l'eau, la rembarde tribord est brisée. Le premier maître de manoeuvre LE GUEN est projeté à l'eau. Le quartier maître VAUCELLES est blessé à la figure. En quelques minutes le bâtiment franchit ce seuil et flotte à nouveau mais à un cap opposé. Le quartier maître électricien BILLLY fait une ronde dans les cales et rend compte au Commandant qu'elles sont vides. Les deux rondes suivantes donnent le même résultat. Le Commandant fait réveiller tout le mondeet capeler les ceintures de sauvetage.

Il se rend compte qu'il est dans l'impossibilité de tenter de sauver LE GUEN. Il donne l'ordre de hisser les huniers et les focs. Seuls peuvent être établis le petit foc et le petit fixe. Vers 5h35 le Commandant donne l'ordre de mouiller, babord, puis peu après tribord. Cet ordre ne s'exécutant pas, les chaînes défilent rapidement Le bâtiment évite un peu mais vers 5h45 vient s'écraser sur un rocher, à 1 mille 5 environ de la terre que nous apercevons par instants. Le Commandant fait mettre les doris et les embarcations restantes à l'eau. Venant de la passerelle, part cette exclamation "Mes pauvres enfants". Le docteur PARAT vient chercher la ceinture de sauvetage du Commandant LE CONNIAT mais ne la trouve pas. Ce dernier répond "Ca ne fait rien". Le bâtiment s'enfonce rapidement par l'arrière. Essayons de pomper, peine inutile. L'eau gagne trop vite. Vers 6 heures l'eau arrivant au milieu du pont, en poussant le grand canot, je tombe à l'eau. Se trouvaient alors sur la passerelle les deux Commandants, le Maître Pricipal pilote, le docteur PARAT. Je grimpe dans un doris à moitié rempli d'eau où se trouvent déjà le matelot JAOUEN et le quartier maître de manoeuvre POCHIC. A 30 mètres du bord le doris s'enfonce sous nos pieds. Je saisis un chantier d'embarcation et me laisse emporter en même temps que le matelot JAOUEN.

En arrivant aux crêtes des lames, j'aperçois la terre et une maison. J'encourage le matelot JAOUEN, mais il ne peut me suivre. Bientôt je rattrape le quartier maître PERON qui a une bouée couronne. Nous nageons de conserve vers une planche de débarquement que nous apercevons devant nous. L'échelle rattrapée, nous nageons vers la terre de plus en plus proche. Au bout de 5 minutes, PERON devient violet, pousse deux ou trois "Hou, hou" lève les bras au ciel et coule immédiatement sous mes yeux. A demi conscient, j'arrive enfin à toucher terre où je m'évanouis.

Recueilli par un jeune paysan islandais vers 9 heures, je reprends mes sens vers 12 heures, après voir été soigné de façon admirable par toute la famille.

Je téléphonai aussitôt au Consul de France à REYKJAVICK pour lui apprendre le naufrage et me faire connaître. Dès que je pus sortir je me rendis sur la côte d'où l'on apercevait encore le grand mât du POURQUOI-PAS. J'aidai un moment aux recherches et à soigner les noyés puis je fus obligé de me recoucher. Un Docteur de BORGANES vint me voir le lendemain 17 Septembre. Le Consul de France arrivait peu après et complétement rétabli, je fis l'identification des cadavres au nombre de 22.

A cheval, en auto, puis par le garde côte danois "HVIDBJORNEN" je rejoignais REYKJAVICK le le 18.

Logé au Consulat où je reçois les meilleurs soins et de nombreuses marques de sympathie.

Eugène Gonidec et la famille qui le recueilli
Equipage qui aida au sauvetage les jours suivants
La ferme du Straumfjördur
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