Exposition Torrfisk
1997
A quelques uns au Paradis...
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Torrfisk. l’histoire d’un peuple de légende

Il était une fois un Roi... mais pas n’importe quel roi... un souverain si particulier, si majestueux malgré son air moribond, si digne malgré les outrages à son peuple, que j’ai décidé, avec compassion, de lui consacrer une tranche de mon existence.

C’est sous la pénombre légère d’un escalier patiné que je découvris ce personnage mythique. C’était il y a un peu moins d’un an, dans la fraîcheur humide d’une ancienne pêcherie norvégienne, aux Lofoten. Paralysé depuis peu, il me délivra quelques rares confidences, au travers de son regard. Son intimité chavira craintivement sur ses rides et se révéla, lentement. Laissez-vous conter la vie d’un Roi de légende...

"Voici bien des années... mon histoire débuta... dans la mer de Barents. Force et vigueur faisaient encore de moi un roi respecté... et mal aimé. Pardonne-moi, Je me présente, je suis le Roi, le Roi Morue. Mon nom est ainsi fait de légende, d’horreur et de difformité."

"Par delà les latitudes extrêmes du Nord, mon peuple et moi revenions à notre table favorite, toujours insatiables, toujours frénétiques. C’était l’hiver et, durant les courtes heures où le soleil caresse l’océan, notre appétit de vie fut rassasié, brusquement... Parmi les miens, beaucoup moururent lors de la remontée, d’autres suffoquèrent au travers des mailles trop étroites d’un filet meurtrier. Les survivants, agonisant, furent rapidement décimés et ramenés sur les côtes."

"Regarde mon peuple de Vikings, les hommes les massacrèrent. Après les avoir décapités et fendus, ils les suspendirent par couple sur des séchoirs de bois. De leur Maître, ils ne gardèrent que la carcasse séchée; ils ne me décapitèrent point, non, car mon front fait encore les honneurs de celui qui m'a pêché. Ce sont certains égards auxquels ont droit ceux de mon rang... Lorsque finalement, la raideur m'eut envahi totalement, ils m'accrochèrent là, sous cet escalier. Je restai ainsi, tel un funambule solitaire à contempler la mort, indiquant du bout de mes lèvres rêches, les soit-disant lieux de pêche..."

Vainement, j'essayais de le photographier, mais le courant l'entraînait dans un tourbillon...

"Désormais séchés, tous ces corps partirent dans le monde...Mes plus beaux sujets s'en allèrent pour l'Espagne, le Portugal ou l'Italie... quant à leurs têtes, elles allèrent vagabonder dans de lointains pays d'Afrique, Je crois... Je ne puis même plus pleurer les miens...

"Vois-tu par la fenêtre? La mer. Les vents qui soufflent à sa surface nous privèrent de notre essence de vie... Regarde autour de toi cette salle de torture... Sais-tu? La mort des poissons n'a jamais ému personne...Mais toi, tu n'es pas comme eux. Que recherches-tu, que veux-tu?"

C'est dans l'insistance de son regard que j'ai compris le vrai sens de l'Existence... La mort, à cet instant, m'effraya plus qu'à son habitude...

"Va-t-en maintenant, il n'y a plus de vie ici.Va-t-en voleur... la matière ne t'appartiendra jamais plus... Seul... tu la photographies, mais que te reste-t-il finalement? du vent... Rentre chez toi...il est encore temps..."

Son dernier souffle m'échappe encore cependant, était-ce celui de la Vie?

Emmanuel Gavillet 06.06.1997